L'Origine du souffle

Célia Hoffstetter & Bélinda Missiroli

Peu d'entre-nous s'en souviennent mais il fut un temps où le vent n'existait pas. « À la bonne heure ! » me direz-vous. Nul besoin de plaquer fermement son chapeau des deux mains sur la tête pour traverser un pont, nul besoin de mettre de pinces à linge pour étendre ses draps au soleil. Pas de tempête, pas de tornade... La belle vie !

Mais imaginez un instant... Mers, océans, lacs parfaitement impassibles. Des arbres rigoureusement droits, sans ondulation des cimes ni farandoles de feuilles mortes ni valse de pollens. La forme des montagnes, l'étendue des déserts, la densité des forêts... vous ne vous y retrouveriez pas. Et, surtout, sans bruissement ni sifflement, le monde était bien plus silencieux.

De fait, la vie était alors très différente de celle que nous connaissons aujourd'hui.

Au milieu de ce monde immobile, il y avait un lac, rond et étincelant comme un miroir de poche.

Au milieu du lac flottait placidement une île, tout aussi ronde que le lac.

Au milieu de cette île, il y avait une cabane, construite de bric et de broc.

Et dans cette cabane habitait un enfant, tout à fait ordinaire... à l'exception d'un détail : il n'avait ni nez, ni bouche. Jamais il n'en avait ressenti le besoin, et vivait donc sans même y penser. Après tout, il avait des jambes pour courir, des bras pour jouer, des oreilles pour écouter et, surtout, pour contempler le monde qui l'entourait... deux yeux : les plus beaux que vous puissiez imaginer ! Calmes et profonds comme l'eau du lac, ils semblaient faits de la même lumière argentée. Les Anciens racontent que, si vous aviez débarqué une nuit sur cette île mystérieuse, il vous aurait été donné d'admirer l'éclat de la Lune par trois fois : dans la clarté du ciel pur, dans le reflet parfait que lui offrait le lac et, enfin, dans le regard insondable de l'enfant, qui contemplait la Lune.

En réalité, nul n'avait encore eu la chance de constater le charme irréel de ces yeux-là, car on dit que cet enfant était la seule créature animée que le monde ait portée jusqu'alors (ce qui n'était pas tout à fait vrai, comme notre histoire le montrera...). Toujours est-il que l'enfant grandit, libre et joyeux, et devint bientôt un jeune homme, dont le regard se porta de plus en plus loin, vers l'horizon...

Toutes ces années, la Lune, son amie fidèle, avait veillé sur lui. À mesure qu'il grandissait, elle aussi avait changé de forme. Tantôt un croissant, que le jeune enfant se représentait comme un berceau d'argent ; tantôt un disque plein, qui offrait à l'adolescent l'éclairage nécessaire à ses explorations sur l'île. Mais contrairement à lui, qui mûrissait chaque jour davantage et se trouvait incapable de rajeunir, la Lune, elle, avait le pouvoir extraordinaire de retrouver la forme qu'elle avait jadis quittée : disque, elle s'amincissait pour

redevenir croissant, puis enflait à nouveau... à n'en plus finir ! Cela fascinait le jeune homme. 

Il avait aussi remarqué que son amie la Lune, tout comme lui, se déplaçait. Il arpentait la plage, elle foulait le ciel. Chose plus étonnante encore, il arrivait qu'elle s'absente de la voûte céleste ! Au début, comme elle revenait toujours, le jeune homme ne lui en tenait pas rigueur. Le temps passa toutefois et la curiosité fleurit en lui, foisonnante. Où donc la Lune allait-elle, quand elle lui faussait compagnie ? Que voyait-elle, là-bas ? À quoi ressemblait cette partie du monde que son regard à lui ne pouvait atteindre ?

Aussi loin qu'il s'en souvienne, il avait toujours vécu sur cette île. Il en connaissait chaque grain de sable, chaque feuille de palmier, chaque coin de sa cabane. Là où la Lune se rendait... y avait-il aussi du sable ? Et des palmiers ? Y avait-il, là-bas, une cabane semblable à la sienne ?

Lorsque cette question affleura, un soir où la lune avait de nouveau disparu, le jeune homme sut exactement quoi faire. Il détacha une planche de sa cabane. Puis une autre. Et encore une autre. Il grimpa aux arbres pour y choisir avec soin des lianes à la fois souples et solides. Son travail terminé, il se tourna vers le rivage, le regard plus brillant que jamais. Derrière lui, sa cabane avait désormais disparu ; et devant lui, prêt à être lancé sur les flots, l'attendait un radeau.

De la traversée, nul besoin de faire un récit détaillé. Elle fut aussi calme et déterminée que le jeune homme. C'est arrivé sur l'autre rive, à l'aube du troisième jour de voyage, que commença véritablement l'aventure.

Tout était si différent de ce côté-là ! Après quelques pas sur la terre ferme, le sable se tarissait déjà et cédait la place à un tapis de mousse et de copeaux, bruns et humides. Point de palmiers sobrement espacés mais des arbres immenses, aux sombres épines, serrés les uns contre les autres qui absorbaient tout l'horizon et s'élevaient comme des arcs tendus vers le ciel. Pas de doute, pour retrouver la Lune, le jeune homme comprit vite qu'il lui faudrait s'enfoncer et traverser cet obscur labyrinthe.

Pour la première fois de sa vie, il fut saisi d'une sensation étrange, comme un grand coup au creux de sa poitrine. Toutes les choses qui s'étaient présentées à ses yeux jusqu'alors – la cabane, le lac, la plage, les palmiers, ces petits coquillages dont il se faisait des colliers... – toutes ces choses-là lui étaient si familières qu'elles avaient toujours semblé, pour ainsi dire, faire partie de lui. Même son amie la Lune, si lointaine, était à ses yeux composée de la même argile que sa propre peau, ses propres cheveux, ses propres ongles. Et voici qu'à présent, tout était changé.

Le cou du jeune homme s'étira naturellement pour suivre des yeux les troncs élancés des arbres... Qu'ils étaient hauts ! Le cœur battant, il fit un premier pas sur le tapis de mousse verte. Avec soulagement, il s'aperçut que le deuxième était un peu plus facile que le premier, et le troisième, un peu plus facile encore que le deuxième...

Quelque temps plus tard, le jeune homme se retrouva au milieu de la forêt, dans une clairière baignée de soleil. Et au milieu de cette clairière, il y avait... une cabane, presque pareille à la sienne. Le bois était différent, bien sûr. Et l'agencement des murs. Et la forme de la porte. Malgré tout, c'était une cabane. Et sur le seuil, il y avait un enfant. Un enfant qui l'observait, de ses grands yeux d'argent. Lorsque leurs regards se croisèrent, l'adolescent eut l'impression qu'il contemplait son propre reflet, à la fois semblable et différent : un reflet dans un miroir de poche, plus jeune de dix ans.

D'abord, ils restèrent immobiles. L'idée même de rencontre n'avait jamais germé dans leur esprit. Et voilà que la présence inévitable de l'autre s'imposait, les enveloppant dans un manteau à la fois doux et incommode... L'adolescent fut le premier à s'approcher. Quelque chose, au fond de lui, le portait vers l'enfant. 

À cet instant, une puissante explosion retentit. L'air se réchauffa brusquement. Le ciel bleu, au-dessus de la clairière, s'emplit d'un épais nuage gris foncé. La terreur se lisait dans les yeux de l'enfant : il semblait comprendre ce qui arrivait. Sans réfléchir, il saisit la main de son visiteur et se mit à courir, courir, courir ! Derrière eux, la nuée ardente se rapprochait, chargée de pierres et de poussières brûlantes. Elle s'abattait sur la forêt, faisant disparaître des arbres qui, quelques secondes auparavant, avaient semblé immenses et éternels. L'adolescent, n'osant ni tourner la tête, ni même penser à la catastrophe qui les poursuivait, concentrait son attention sur cette petite main qui agrippait la sienne : son seul contact lui transmettait une force plus ardente que la fumée du volcan.

Ils traversèrent à toute vitesse un bosquet de bambous. L'adolescent, guère habitué à ce terrain accidenté, se prit les pieds dans une racine et s'écroula. La douleur était si vive qu'il aurait voulu lui aussi exploser, résonner, comme le volcan ! Impossible de se relever, hélas, et l'enfant était trop petit pour le soutenir sur de longues distances. Ils se regardèrent, impuissants. La chaleur devenait insupportable ; les projections brûlantes ne tarderaient pas à les atteindre tous les deux. Pourtant, pas un instant le jeune enfant n'envisagea de se sauver en abandonnant son nouveau compagnon : comme si tous deux savaient intimement que cette histoire était la leur, et qu'un lien indéfectible devait naître entre eux. Ils se prirent la main, et le jeune homme leva la tête, désemparé. Derrière l'épais feuillage des bambous, les cendres en suspension recouvraient entièrement le ciel de l'après-midi, plongeant la forêt dans une fausse nuit brûlante. Alors l'adolescent pensa à son amie la Lune qui l'avait éclairé dans les temps les plus sombres, et lui adressa un vœu muet :

« Ô Lune, je t'en prie, si tu nous entends, viens-nous en aide... »

Et la Lune, dans sa bonté, entendit la prière silencieuse du jeune homme. Alors que le Soleil lui-même échouait à percer de ses rayons le bouclier opaque de poussières, Elle, majestueuse reine de la nuit, fit son apparition. De ses bras d'argent, elle dissipa les nuées ardentes et dit :

« Humain, ne crains pas la Terre qui tremble ! Qu'elle se dérobe sous vos pieds : je serai là et je veillerai sur vous. Humain, ne crains pas le Ciel qui tonne ! Qu'il s'assombrisse de mille dangers : toujours, dans ton regard et celui de ton semblable, je serai là. Ne crains pas non plus le Feu qui embrase votre peau ! Qu'il vous avale tout entiers : toujours, je serai là, et je vous protégerai. Soyez patients. Devenez statues. Attendez le bon moment. Et lorsqu'il arrivera, la vie fendra la pierre, et vous serez saufs. »

Le jeune homme ne comprenait pas tout ce que la Lune cherchait à lui dire ; mais il lui faisait confiance. Alors il regarda une dernière fois son compagnon d'infortune et, sans réfléchir, il le serra très fort dans ses bras, comme si leur étreinte allait les préserver tous deux de la catastrophe. D'un seul et même mouvement, leurs yeux se fermèrent : sous leurs paupières closes la Lune était demeurée, son éclat d'argent bien caché, tel un talisman scintillant enseveli. Immobiles, l'un contre l'autre, ils laissèrent la nuée destructrice de feu, de pierres et de cendres s'abattre sur eux et recouvrir leurs deux corps complètement.

Et là, ce fut le silence.

Pendant de longs jours et de longues nuits, ils restèrent ainsi, meurtris, incapables de se dégager de ces débris qui les enveloppaient, comme une chrysalide de pierre. Autour d'eux, tout n'était plus que désolation. Mais la Lune tint sa promesse : pas une seconde ils ne

sentirent sa lumière les abandonner. Alors, ils attendirent.

Sous leur carapace solide, ils sentirent les premières gouttes de pluie tomber, puis quelques rayons de soleil effleurer la Terre, et les bambous germer à nouveau... Peu à peu, la surface bougeait. Mais il fallait attendre, encore...

Quand une année fut écoulée, la Lune sourit et dit : « Maintenant. ». Alors le jeune homme sentit sur son épaule, là où le menton de l'enfant était lové, quelque chose de chaud, de doux, de merveilleux ! Quelque chose qui lui chatouillait la peau et lui secouait l'âme. Le premier souffle du Monde.

À son tour, il sentit monter en lui cette même énergie inouïe, évidente, qui semblait répondre à celle de son ami. Il s'aperçut que la Lune avait modelé, sur son visage lisse, deux narines, avec lesquelles il pouvait accueillir cette force invisible, et une bouche, par laquelle il pouvait l'offrir en retour. À cette découverte, il poussa un soupir de joie ! L'enfant près de lui sentit l'air parcourir son dos pour l'entourer, l'emmitoufler, comme une couverture de plumes. Que c'était doux et agréable !

Un souffle de plus, et leurs doigts frémirent.

Un souffle encore, et leur cœur battit plus fort.

Un souffle, toujours, et leurs paupières s'ouvrirent !

C'était un véritable tourbillon qui effleurait leur peau, soulageant leurs membres blessés, revigorant leurs corps endormis, faisant s'effriter le carcan de pierre qui les retenait prisonniers. Les cailloux autour d'eux se mirent à rouler, à jaillir ; les roches qui les écrasaient de leur poids se fracturèrent ; et dans une formidable inspiration qui éclata tout sur son passage, ils remontèrent ensemble à l'air libre !

D'un seul mouvement, leurs mains se joignirent et leurs poitrines se gonflèrent. Oh ! Qu'il était enivrant, ce ciel bleu qui soudain se déversait en eux ! L'espace de quelques secondes, ils retinrent cette grande goulée d'air pur dans leurs poumons, la laissèrent se réchauffer tout contre leur cœur... Puis, comme on ouvre la cage d'un oiseau, ils expirèrent pour qu'elle puisse s'échapper.

Ce souffle qui les unissait fusa plus vite que la foudre et fit le tour de la Terre entière. Il agita le feuillage des arbres, souleva le sable de la plage, poussa les nuages dans le ciel ! C'est ainsi que naquit le vent, qui aujourd'hui encore anime tout ce qui vit.

Tout autour, les deux garçons admirèrent l'élégant balancement des bambous sous la brise. Eux aussi, la catastrophe les avaient abattus mais ils avaient repoussé, plus vigoureux encore, sous les cendres ! En coupant quelques unes de leurs tiges, les amis purent rebâtir la cabane que l'éruption volcanique avait anéantie. Ils la firent même un peu plus grande, pour y habiter à deux, et un peu plus belle et solide, car sa construction alliait leurs savoir-faire respectifs.

Ils jouèrent ensemble des journées entières et, petit à petit, ils apprirent à siffler, à crier, à fredonner, à chanter, à rire à gorge déployée, à murmurer un secret, à se raconter des histoires ! L'enfant put apprendre au jeune homme les mille splendeurs de la forêt. Quant à l'adolescent, il put transmettre au jeune garçon ce que cela faisait d'être grand. Durant de longues années, ils vécurent ainsi heureux, bercés par la brise dans les bambous.

Un jour pourtant, lorsqu'ils atteignirent tous deux le crépuscule de la vie et que leur différence d'âge n'eut plus aucune importance à leurs yeux, le plus âgé des deux sentit le vent du large caresser doucement ses cheveux blancs. Il sut alors qu'il devait regagner l'île où il était né : cette petite île, ronde comme un miroir de poche, dont il avait bien des fois décrit les contours à son ami, les soirs au coin du feu.

Lorsque l'heure du départ fut venue, les deux hommes s'étreignirent aussi fort que ce fameux jour où la nuée ardente avait fondu sur eux. L'embarcation que le voyageur avait appareillée ressemblait en tous points à celle qui l'avait conduit jusqu'à cette rive, il y a fort longtemps – à ceci près qu'il y avait ajouté une voile d'un blanc éclatant, qui claquait au vent.

Le plus jeune, quant à lui, avait préparé une surprise très spéciale pour le départ de son ami. Avant de le laisser s'éloigner, il lui offrit un cadeau : c'était une simple tige de bambou, percée de trous. Lorsque le plus âgé la tint au creux de sa main ridée, il crut à nouveau sentir la brise qui faisait danser les bambous depuis le premier jour, celui de leur rencontre. Il se remémora les mille et unes aventures qu'ils avaient connues enfants, à l'ombre de la futaie. Il songea à leur cabane, dont les murs de bambous avaient résisté aux tempêtes et à l'usure des années. Plein de gratitude pour la vie qu'ils avaient partagée, il souffla à l'intérieur de la tige et un son s'en échappa, qui fit perler une larme au coin de ses yeux. Alors le plus jeune sortit une seconde flûte de sa poche, sculptée à l'identique, et reproduisit la même note. Les deux amis se séparèrent ainsi, dans un éclat de rire, chacun tenant sa flûte contre son cœur. 

On raconte que depuis lors, les deux hommes jouent chaque nuit sous la lumière argentée de la Lune, leur protectrice. L'un, sur une plage de sable fin, au milieu des palmiers, sur une petite île toute ronde ; l'autre, à la lisière d'une forêt immense, qui pare de vert les flancs d'un volcan endormi. On raconte que leur souffle à tous deux est si puissant que chacun entend, malgré la distance, la mélodie que lui dédie son ami, et peut y mêler merveilleusement le chant de son propre instrument. Quand le vent se lève, tendez l'oreille : peut-être entendrez-vous leur musique... Et qui sait, en faisant très attention, peut-être remarquerez-vous que la Lune elle-même esquisse un sourire, tout là-haut, flattée qu'on donne en son honneur un si beau concert...


Célia Hoffstetter & Bélinda Missiroli

L'Origine du Souffle

Petit conte à quatre mains pour deux amies

Mai 2022